Grace à quelques personnes, dont la sœur d’Alain Kan, j’ai pu avoir accès à ses affaires personnelles. Des textes et ébauches inédits, un roman très autobiographique jamais publié, une pièce de théâtre et des scénarios inachevés, beaucoup de notes pour des projets mais également plus personnelles, des lettres et brouillons de lettres… soit un riche matériau qu’il a laissé de sa pensée, ses ressentis et émotions. Il m’a permis d’être un peu dans la tête d’Alain Kan, de le laisser mener lui-même la narration du documentaire, au moyen d’un comédien l’interprétant, de retracer un parcours, un vécu et un ressenti de l’intérieur, de mieux comprendre son moteur et ses tourments. Des émotions fortes traduisent sa part créative, son entrain mais aussi ses déceptions, questionnements et colères. Chez lui, la sincérité, la mise en scène et la folie se frôlent… toujours.

Le parcours d’Alain Kan incarne l’archétype du chemin tortueux des poètes maudits et des perdants magnifiques. Avant-gardiste, charismatique, iconoclaste, inspiré, frondeur, paradoxalement il peut aussi se révéler copieur, carriériste, menteur, à bout de souffle, usé et vidé de toute flamme. Personnage complexe, homme de goût, il s’est fondu dans différents styles musicaux tout en les imprimant de son âme. N’a-t-il pas chanté « Etre une star ou rien » ? Plus qu’une chanson, cette sentence le portera autant qu’elle le détruira. Il assume son mode de vie face au jugement, à la censure et fait de sa marginalité une œuvre d’art, jusqu’à le consumer. Je voulais donc donner à vivre dans sa tête, ses tripes et son cœur ses vibrations, cris, rires, hurlements, pleurs et souffrances.

Un adolescent rêve de devenir une vedette de la chanson, courant les auditions. Il enregistre son premier 45 tours à 19 ans, en 1963, dans cette France insouciante des Trente glorieuses et enchaîne les ritournelles d’amour. Découvrant son homosexualité au service militaire, de retour à la vie civile en 1968, il fréquente les nuits parisiennes, devient disc-jockey puis chanteur au club restaurant L’Alcazar, haut lieu branché parisien du cabaret transformiste et des revues à plumes, où souffle un vent de liberté chic. Alain Kan s’y façonne un personnage androgyne, Amédée Junior, aux côtés de la chanteuse Dani et de l’égérie Marie-France. Alors que le personnage finit par lasser le public, lors d’un séjour à Londres en 1973, le Français découvre Lou Reed et David Bowie, avec qui il s’invente une aventure. La star britannique lui inspire une musique plus expérimentale, des textes hallucinés, une allure colorée et pailletée. Mais ses deux premiers albums, odes aux paradis artificiels et à la sexualité débridée, s’attirant les foudres de la censure, il se saborde.

Les drogues ne constituent pas une simple provocation chez Alain Kan. Il vit la nuit, dans l’excès, alternant exaltation et dépression, à l’étroit dans la France de l’époque. Lorsqu’arrive le phénomène adolescent punk en 1977, alors qu’il a déjà 33 ans, il redouble de fureur en formant le groupe Gazoline, hommage à une bande de travestis anarchistes. Puis, il enchaîne un nouvel album solo grinçant, tandis qu’il lutte pour sa propre reconnaissance, pour échapper à une relation amoureuse toxique et aux griffes de l’héroïne, survivre financièrement. Après quelques textes écrits pour le chanteur vedette, Christophe, son beau-frère, il est temps de se mettre au vert en Haute-Savoie. Son dernier album encore plus sombre passe inaperçu et, s’il finit par se délivrer de l’héroïne, il ne peut se passer de substituts et son retour sur scène semble de plus en plus compromis. Alain Kan, dont l’œuvre et l’existence sont marquées par l’absence d’un père inconnu, une certaine solitude, la tristesse, la peur de vieillir et la mort, restera un illustre inconnu de génie. Il disparaît à 46 ans, sans laisser de traces.

 

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